
« Mieux vaut un nul fraternel qu’une victoire individualiste. »
Chers camarades lecteurs,
Je vous écris d’un bourg qui a mis le temps en conserve et l’a rangé au cellier, entre deux bocaux de cornichons : Kartoffelgrad. Ce nom germano-slave signifie littéralement « la cité de la pomme de terre ». Le village est situé à quelques lancers de patate de Charleroi. Ici, le vent tourne avec les terrils, la pluie abreuve les tubercules, et le soleil se couche en rouge syndical… les soirs où il ne part pas en grève.
L’ensemble du village vit du tubercule. Du soir au matin, on laboure les champs et l’on cultive, avec ardeur, la pomme de terre. On paie son loyer en bintjes, on jure sur la rösti, on bénit la purée et on fête avec un bon sachet de frites.
Le décor aligne des pavillons en brique des années 80, des enseignes pseudo-cyrilliques peintes à la main, des murs écaillés couverts d’affiches : « Du sol naît la force ». Ici, pas de 4G, pas d’Internet, pas de télévision ni de journaux. Quand le monde moderne frappe à la porte du village, on lui répond poliment : « Pas maintenant, camarade ! ». Les nouvelles sont uniquement locales : sur 35.2 FM, Radio Kartoffelgrad alterne marches soviétiques, recettes qui subliment la patate et communications officielles du Parti Communiste Populaire de Kartoffelgrad.
Le village est, en effet, gouverné depuis toujours par le sympathique PCPK, parti qui récolte, à chaque élection, un score oscillant entre 98,5 % et 115 % des voix. Son siège, la Maison du Peuple, sert de parlement, de théâtre et de vestiaire pour manteaux trempés (crochets numérotés, discipline joyeuse). Les gens du Peuple y votent à main levée… même s’ils ne la lèvent jamais trop haut : l’humilité est de rigueur, camarade !
Hier, le village a connu son grand frisson rouge & jaune. Sous les néons héroïques de la Maison du Peuple, Joseph Barakafritz (notre camarade Ministre des Sports et de la Jeunesse) a déroulé un discours-fleuve, mais chaleureux comme une poutine en hiver. Il a proclamé la naissance du Spartak Kartoffelgrad, un club de football permettant à quelques-uns d’entre nous de disputer deux matchs par semaine.
Dehors, le ciel a voté « averse », mais ça n’a pas entamé notre entrain. Les joueurs ont pris place sur une remorque bringuebalante, accrochée derrière le vieux tracteur d’Otto (un Massey qui tousse comme un chœur d’anciens mineurs et qui sent la betterave). Nous avons emboîté le pas, cortège humide en direction du stade, et j’ai reconnu, sous les capuches et les casquettes, dix-huit gars du village. Un peu à l’écart, deux adolescents que je n’avais encore jamais vus discutaient avec le camarade entraîneur : sourcils froncés, gestes précis, comme s’ils négociaient un cageot de Bintjes. Otto, lui, jetait de temps à autre un œil par-dessus l’aile du tracteur, tandis que la remorque, secouée par les nids-de-poule, battait la mesure.
Dans la grisaille, le stade s’est rempli à petits flots. Le Spartak est entré sous la bannière rouge & jaune ; sur les maillots, la Patate Ailée fixait l’horizon avec le sérieux d’un oiseau migrateur. Coup d’éclat à contresens : pénalty concédé d’entrée. Puis neuf occasions pour remettre le monde à l’endroit : transversales pédagogiques, reprises pleines d’espoir, soupirs collectifs. Score final de ce premier match officiel : 1–1. Les Prolétaires des Labourés se sont ensuite unis… à la buvette. La soupe de poireaux de Mémé Irma a recollé les ischios et les cœurs, tandis qu’un débat enflammé occupait la soirée au-dessus des bols fumants : aurions-nous pu gagner ? La conclusion est tombée, tard et joyeuse, comme un couvercle sur la marmite : « Mieux vaut un nul fraternel qu’une victoire individualiste. »
Le seul qui ne participait pas à ce débat était le camarade Joseph Barakafritz. Attablé au fond de la buvette, l’air sérieux, il griffonnait quelques notes sur un bout de papier, qu’il finit par glisser dans un dossier frappé d’un tampon sévère : M.U.R. Sans doute un acronyme administratif. J’espère qu’il nous réserve encore une belle surprise.
Je suis rentré tard, un peu éméché, le vélo penché comme une faucille. Dans la poche, un autocollant du PCPK ; dans le cœur, cette certitude simple : ce qui se plante ensemble se récolte ensemble. À Kartoffelgrad, l’avenir a plus d’éclat que la tôle rouge fatiguée du vieux tracteur d’Otto.
Pavel Rouge,
Fier producteur de bintjes

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